Culture Fabrique

Le 4e mur est-il tombé ?

De plus en plus fréquemment, lorsqu’on entre dans une salle de théâtre, les comédiens sont déjà sur scène, en train de lire, de fumer, de bavarder, comme si on les dérangeait dans leurs activités quotidiennes. Cela créée un effet de réel, une impression d’irruption dans la vie des autres, le sentiment d’interrompre quelque chose en cours.  Ils nous accueillent chez eux, dans leur univers, dans un espace où ils sont déjà là ; ce n’est pas nous, qui, plus ou moins bien installés dans un fauteuil, attendons que le rideau s’ouvre,  se préparant à accepter la convention qui va se dérouler sous nos yeux, comme dans la vision traditionnelle du spectacle.

Cela était le cas par exemple avec « Nos serments » à la Colline par Julie Duclos, « Rouge décanté » au théâtre de la bastille, « Splendid’s » de Genet à la Colline, dans le très beau spectacle de Nauzyciel (un écran cachait l’essentiel des corps), « Maraband » au Théâtre de Belleville, « Kvetch » au Rond-Point, mais les exemples seraient trop nombreux pour les citer tous, et je peux également commettre des confusions. Bien sûr, certains y verront un effet de mode. Mais, au-delà, c’est plutôt un mode de renouvellement  de l’illusion théâtrale, en créant un univers (mental et/ou physique) dans lequel nous nous voyons immédiatement plongés : nous pénétrons à l’intérieur d’un décor, qui nous attendait ou non, nous attire ou nous rebute, nous incite à rentrer ou nous laisse de marbre. C’est une première prise de conscience : quelque chose est là, avant nous, qui s’agite et qui vit, que vais-je en faire ?

Parfois, cette logique est même poussée jusqu’au bout, en traitant les spectateurs en différents groupes (« What if they went to Moscow » d’après Tchekhov, par la metteuse en scène brésilienne Jatahy à la Colline : un groupe assiste à la pièce en train de se filmer, l’autre au film de la pièce en direct et à l’entracte, on inverse) ou en les disséminant dans le théâtre avant l’arrivée des comédiennes (« Dans la solitude des champs de coton » aux Bouffes du Nord : les spectateurs sont laissés à eux-mêmes et se promènent dans le noir). Dans « Démons » de Lars Noren au théâtre de Belleville, le public était considéré comme l’un des comédiens, jouant des voisins fictivement invités à la soirée propice aux débordements. Il y était même habilement piégé.

 

C’est qu’en symétrie, beaucoup de spectacles – et souvent les mêmes d’ailleurs – se donnaient pour ambition de franchir ce fameux quatrième mur, celui qui séparer le public des comédiens (puisque les comédiens sont censés jouer dans un espace fermé, par exemple un appartement russe à la Tchekhov, mais l’un des murs est bien abattu afin que le public puisse les voir). Les interpellations du spectateur furent donc régulières lors de cette saison : se voyant proposer un sorbet à la framboise chez Candel dans « Le goût du faux » au théâtre de la cité internationale, une part de gâteau et du champagne chez Jatahy, apostrophé, questionné, interrogé, avec plus ou moins d’insistance dans des monologues (hilarantes et terribles « Fureurs d’Ostrowsky » au Théâtre de Belleville ou Pippo Delbono aux Bouffes du nord), pris à parti, harangué, poussé à applaudir pour soutenir le traître ambitieux comme une foule déchaînée chez Jolly (Richard III), ou encore discrètement transformé en audience du procès du roman « Madame Bovary » chez Tiago Rodrigues au Théâtre de la Bastille.

 

Le procédé n’est certes pas nouveau, mais il prend une ampleur et une tournure nouvelles. C’est du théâtre politique, si l’on veut, mais subtil, au meilleur sens du terme, c’est-à-dire sans insister, simplement pour nous rappeler que nous ne pouvons pas être simplement passifs (même si, de fait, nous le restons), mais que nous sommes nous-aussi immergés dans ce monde, qu’il faut bien en découdre, s’y frotter (et s’y piquer), se le coltiner. Qu’il faut partager ce fardeau. Qu’il n’y a pas eux et nous, mais un seul Nous. La compagnie Les sans-cou dans « Notre crâne comme accessoire », sur un texte de Mendjisky, y est très bien parvenu aux Bouffes du Nord, tant le public se vivait comme une population apeurée d’un village soumis à la terreur, avec pourtant des moyens limités (l’adresse drolatique de la troupe en direction des spectateurs  au début de la pièce, les idées de mise en scène, les jeux des comédiens…) et nous voilà ramenés à la réalité des violences de la guerre civile qui peut être n’importe laquelle. Parfois, cette frontière était franchie dans la plus complète légèreté, avec l’invitation au public à venir danser ou faire la fête sur le plateau, en particulier pour les chorégraphes ou metteurs en scènes étrangers, perturbant un peu le cartésianisme français, où chacun est censé rester à sa place. En Corée du sud, au Brésil, n’existent pas de tels scrupules !

Le théâtre, quand il n’est pas directement politique au premier degré, nous rappelle une réalité politique : la circulation entre l’individu (le couple autonomie – émancipation) et le collectif (le couple appartenance – identité), l’aller retour incessant du particulier (la civilisation – les cultures) à l’universel (la culture – la connaissance) et inversement, la tension complexe du commun et de l’identité nouent et dénouent  les relations humaines. Il y a le collectif sur scène (même avec un seul comédien, car il y a toujours une équipe et un récit global, par exemple celui des mythes grecs toujours nourriciers de nos imaginaires, en témoignent les « Phèdres » de Warlikowki à l’Odéon) et le collectif dans la salle, et les différents rapports qui peuvent s’instaurer entre eux : le plateau comme « représentation » du collectif des spectateurs ou au contraire comme opposition, celle d’un autre monde possible.

 

Tout aussi fondamental reste le lien entre l’individu – spectateur et son rapport au commun des autres spectateurs (hélas de plus en plus proche, car il arrive qu’ils se reconnaissent, tant l’enjeu de l’élargissement des publics reste prégnant), ainsi que son rapport particulier au spectacle qu’il est venu voir. Le spectateur arrive avec un bagage, il va en même temps piocher dedans pour recevoir l’oeuvre  et, dans le sens inverse, continuer à remplir sa valise d’émotions et de souvenirs avec des morceaux du spectacle auquel il assiste. Et, en même temps, il faut souhaiter qu’une partie du public soit vierge, et que son sac à l’entrée est moins lourd. C’est pourquoi il est si difficile de concevoir un spectacle qui puisse être vu et aimé par le public cultivé, assidu, averti, et par un public neuf, moins connaisseur, peut-être plus ouvert aussi : quand cela est réussi, qu’un spectacle donne envie de théâtre, comme un livre donne envie d’autres livres (ou d’écriture), je crois que cela se sent. L’artiste parle au coeur et à l’esprit.

Celui qui a fait le mieux ressortir cette tension entre l’individu et le collectif, c’est Rodolphe Dana. Il s’est attaqué à deux monstres de la littérature, avec deux spectacles en miroir au théâtre de la Bastille, « A la recherche du temps perdu » de Proust et le « voyage au bout de la nuit » de Céline – qui bénéficient de l’honneur d’être connus par deux abréviations, « la recherche» pour l’un, « le voyage » pour l’autre, et l’on sait tout de suite de quoi on parle, privilège rare. Paradoxalement, alors qu’il est à la tête d’un collectif, Dana joue seul le texte de Céline, et dirige trois comédiens et deux comédiennes, sans être sur scène, pour le Proust. Ces deux spectacles magnifiques qui font entendre la beauté de la langue, dans ces deux chefs d’œuvre du roman de la première partie du 20ème siècle, les mettent aussi en résonance ; le narrateur de la recherche, ainsi que Ferdinand du voyage, se souviennent et racontent. Ils se souviennent qu’ils se sont souvenus dans leur vie. Cette mémoire se lit bien sûr sur plusieurs barreaux de l’échelle du temps : notre mémoire personnelle de ces œuvres (pour ceux qui les ont lues), notre mémoire de leur trace dans l’histoire littéraire (même pour ceux qui ne les ont pas lues, la madeleine, les interjections de Céline), la mémoire collective qui y est rattachée (la fin de l’aristocratie ou la vie mondaine, la guerre des tranchées et les colonies), autant de mémoires qui font écho à la mémoire des narrateurs, avec les sous-couches qui remontent progressivement à la surface.

 

Ce n’est sans doute pas une coïncidence que « La maman et la putain » de Jean Eustache, film culte de l’après 1968, fasse l’objet de plusieurs travaux de mise en scène récents : la reprise de « Nos serments » au théâtre de la colline donc, et « Je me mets au milieu, mais laissez moi dormir », au Rond-Point : la libération des corps et des sentiments amoureux est l’acte politique réussi face à l’échec ou la difficulté des grands changements collectifs. Beaucoup de gens veulent une révolution, personne ne veut la même, mais je peux déjà faire la mienne. Une révolution autour de soi-même, comme la révolution des astres qui les rend plus lumineux. Acceptons-nous vraiment les conséquences de nos désirs ou de nos volontés ? Autant s’en tenir aux désirs eux-mêmes, et à la volonté. C’est facile d’espérer un autre système, mais cela serait-il si simple d’y vivre avec ses règles ? Au fond ne rêve-t-on pas d’un avènement parce qu’on sait précisément qu’il ne verra jamais le jour, comme l’horizon pourchassé sur la plage ? L’hédonisme, le partage, la générosité, le cercle de l’amitié, la simplicité, la réflexion intellectuelle, la lecture et l’art ne sont-ils pas de bons substituts aux fols espoirs qui  risquent fort de finir en nouvelles prisons ? Et pourquoi pas si chacun y a accès ?

La gauche est travaillée depuis ses origines par ce curseur entre le collectif et l’individuel : comment parvenir à l’émancipation individuelle par l’action collective ? Qu’est-ce qui est public et qu’est-ce qui relève du privé ? Qu’est-ce qui est le commun intangible et quel est le divers qui n’empêche pas la cohésion sociale ? Ces questions traversent tous les champs, l’économie (l’appropriation collective des moyens de production face à la régulation), la santé (prise en charge collective et reste à charge en fonction des revenus), les transports (les interdictions nécessaires ou simples  limitations), la consommation des drogues… Elles traversent aussi des enjeux très structurants comme la place des religions dans des sociétés sécularisées.

 

C’est à ces spéculations que nous pousse le théâtre, quand il dérange et secoue un tant soit peu. Oh bien sûr, les formes plus habituelles n’ont pas déserté nos plateaux, avec des réussites formelles exemplaires, voire magistrales (« Les liaisons dangereuses », par Christine Letailleur, au Théâtre de la ville ou « Polyeucte » de Corneille par Brigitte Jacques-Wajeman, aux Abbesses) ou d’autres moins réussies, car confites dans un style légèrement démodé, malgré leur intérêt (« Bettencourt Boulevard », de Vinaver, à la Colline, « La mer », de Bond, à la Comédie française ou « Le retour au désert », de Koltès, au Théâtre de la ville). Le théâtre de texte apporte un plaisir inégalé, une retrouvaille avec de vielles connaissances, des découvertes inattendues, une joie de semer la beauté de la langue, et plein d’autres choses encore. Mais il ne doit pas être empesé ni répétitif, ou à côté de la plaque, c’est pourquoi, quand il rencontre l’universel, il est si puissant : ainsi le zèle dévastateur du récent converti dans le « Polyeucte » précité se revêtait d’atours si puissants, parce qu’il résonnait en écho assourdi à notre propre monde, et revenu des enfers de l’intégrisme totalitaire. En prétendant servir la cause chrétienne, Corneille dénonce les excès du prosélytisme et livre une leçon de tolérance et de modération qui n’a rien perdu de son acuité trois cent cinquante ans après.

En innovant dans la forme, comme dans le contenu, le théâtre contemporain est un éveilleur de conscience, un agitateur politique, qui bouscule, qui est violent sans violence physique, qui agresse même sans agressivité. Trop direct, il est indolore, et laisse indemne, car il rejette (comme dans « Le bruit court que nous ne sommes plus en direct », par L’avantage du doute au Théâtre de la Bastille, malgré de beaux moments). Intelligent, il nous repose les bonnes questions (Bovary, de Tiago Rodrigues, sur la censure, dans le même Théâtre de la Bastille). Après tout, Victor Hugo nous avait déjà mis en garde dans l’année terrible : les révoltes les plus radicales et les plus cruelles, viennent de ceux qui ne savent pas lire, et c’est à quoi nous devons partout être attentifs. C’est d’abord et avant tout l’éducation, égale et efficace pour tous, que nous devons défendre. Rester naïfs avec notre grand poète national ? La connaissance amène à la culture qui apporte la conscience, qui débouchera sur la liberté : « Les buts rêvés par toi sont par les livres atteints ! » ou encore « le livre, hostile au maître, est à ton avantage ! » Et quels auteurs cite-t-il ? Ah tiens, Dante, Shakespeare… et ce bon vieux Corneille !

« Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
(…)
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !

Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints. »

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