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Le cinéma retourne au désert

Que sera le cinéma en 2016 ? En 2015, c’était familles et désert ! Pas le désert de la création ou du nombre de sorties, certes non, mais le désert physique, géographique, réel, qui s’étend dans les consciences plus que sur la surface de la terre, et le désert des cœurs désolés, desséchés, désespérés, qui ont bien du mal à se remplir d’affects, de sentiments et de passions sincères. On a eu chaud au cinéma en 2015, et la soif d’avenir, de confiance, d’espoir n’a pas toujours été étanchée. Le cinéma est un art bien vivant, qui n’entame pas une traversée du désert, mais que le désert, lui, parfois, traverse.

 

De façon significative, deux blockbusters réalisés par deux anciennes gloires hollywoodiennes signent ce retour au désert : George Miller reprend la franchise « Mad max » et Ridley Scott revient dans l’espace avec «Seul sur Mars » (les séquences sur la terre y sont absolument ratées alors que le filmage de mars est prodigieux). Que sont ces films ? Des déserts, physiques et mentaux. Sans les aliens, Mars n’est rien qu’un espace désertique vide, et Mad max, c’est le Far West. Qu’il s’y passe plein de choses, qu’il soit bruyant (chez George Miller) ou rien du tout dans le silence (chez Ridley Scott), cela ne change rien, car c’est le désert sous toutes ses coutures, ses aspérités, ses crêtes et crevasses, ses vides et ses pleins, ses plis et replis, le vrai sujet. L’angoisse qu’il dégage se transforme peu à peu en anxiété puis en effroi : la menace est partout, l’eau et l’air manquent, mais l’espoir survit, parce que nous sommes dans deux films américains grand public (réussis) tout de même.

 

D’autres films plus confidentiels (quoique) ont autrement montré la capacité d’absorption du désert : argentin, dans « Jauja » de Lisandro Alonso, où toute quête finit dans la dissolution, algérien dans « l’Histoire de Judas » de Rabah Ameur-Zaïmeche, où le récit religieux se fond dans le décor, désert de la mort dans « Valley of love » de Guillaume Nicloux, où l’amour lui-même se perd dans les contrées arides, « Révolution Zendj » de Tariq Teguia qui fait ressurgir les révoltes d’esclaves dans les déserts du Proche et Moyen orient. Oui, tout a été affaire de désert en 2015. « Ni le ciel ni la terre » de Clément Cogitore, qui fait disparaître soldats français et talibans afghans dans les grottes mythologiques cachées sous leurs pas, pousse jusqu’à une incandescente poésie cette logique de fusion – absorption.

 

Deux films mettent parfaitement en résonance l’aspérité du décor et la sécheresse des cœurs ou des consciences. « Good Kill », du très bon Andrew Niccol, avec le pilote dépossédé de son engin, confiné sur une base de commandes de drones dans le désert de Las Vegas, pour y bombarder d’autres déserts lointains, et qui est en même temps dépossédé de son couple, de sa vie, de ses idéaux. Même Dieu a totalement disparu, ce qui n’est pas si fréquent dans un film américain. « Aferim » de Radu Jude met en scène une ignoble chasse à l’homme dans les plaines dépouillées de Roumanie : la dureté du cadre (sauvé par sa beauté) entre en écho avec la dureté des hommes (sauvés par rien du tout). Ce n’est pas seulement la terre qui est dénudée, mais l’âme humaine qui est mise à nu, et nul Dieu pour la rattraper là non plus, tant le clergé est corrompu et mal intentionné.

 

Pour se réconcilier avec la religion, et avec le désert, il fallait voir « Maesta, la passion du Christ » : le Golgotha peint dans la cathédrale de Sienne, et réanimé, offre un film (ou plutôt une œuvre plastique ou expérience sensorielle) d’une qualité esthétique incroyable. Comment l’œuvre de Duccio prend vie et devient une bande dessinée, voilà un miracle de création très terre-à-terre, mais bien réel, et c’est celui du cinéma, toujours réinventé. Andy Guérif nous a fait aimer le désert biblique !

 

Non pas que l’eau, élément duplice par excellence, viendrait à notre secours : ni les marécages poisseux des Pays-Bas dans « La peau de Bax » d’Alex van Warmerdam, ni la pluie diluvienne de l’Andalousie dans « la isla minima » d’Alberto Rodriguez (film, étrangement, à la fois humide et desséché, alternant scènes noyées et scène arides), ne constituent des atouts pour l’être humain, perdu dans une autre immensité, mais guère plus accueillante. Théophile de Viau le rappelait déjà, l’eau ne lutte pas contre le désert : « Je viens dans un désert mes larmes épancher, / Où la terre languit, où le Soleil s’ennuie, / Et d’un torrent de pleurs qu’on ne peut étancher / Couvre l’air de vapeurs et la terre de pluie. »

 

Et encore, là, il s’agit de films européens, mais du côté de l’Amérique du Sud, ce n’est pas mieux : le fleuve Amazonie dans « L’étreinte du serpent » de Ciro Guerra, ou les archipels chiliens du « bouton de Nacre » de Patricio Guzman, ne se donnent pas facilement, et explorés, révèlent un passé de souffrance, des tentatives échouées, et des illusions perdues. La neige sait aussi former un désert. « Béliers » de Grimur Hakonarson ne dit pas autre chose que tous ses films, en plus cocasse : la haine ancienne et tenace entre deux frères s’inscrit à merveille dans la contrée aride, sous les volcans islandais, terre tantôt noire et tantôt blanche, peu généreuse, tourmentée, sèche et stérile. Et quand il y neige en abondance…

 

Désertiques ou aqueux, l’homme a dû lutter contre les éléments en 2015. Cette lutte renvoie à celle du « struggle for life », et de l’arrogance de l’arrivisme qui en découle. Car les déserts sont dans les cœurs, aussi bien : la volonté de s’extraire de son milieu, de se donner une nouvelle vie, de s’en sortir produit plus le pire que le meilleur, et aboutit bien souvent à de violentes confrontations (l’irrespirable « Foxcatcher » de Bennett Miller ou l’implacable « A most violent year » de J.C. Chandor) ou de joutes intellectuelles désabusées (« While we’re young » de Noah Baumbach). « Bébé tigre » de Cyprien Vial, « Titli, une chronique indienne » de Kanu Behl, « Deephan » de Jacques Audiard, le sous-continent indien a été également à l’honneur dans ses récits d’émancipation âpres et sans concessions, où il faut échanger une naïveté improductive, une innocence stérile, une jeunesse de soumission contre une sécheresse de l’âme. Abandonner coûte.

 

L’autre grand thème de 2015 au cinéma, ce sont les familles dans tous leurs états. Je passe sur « Star Wars VII» de J.J. Abrams, dont le conflit avec papa est le sujet perpétuel et immortel. La famille, si l’on veut, commence bien, le badinage amoureux et léger est bien vu : « The hill of freedom » de Hong Saang-soo en Corée du sud, « Les nuits blanches du facteur » d’Andrei Konchalovsky en Russie, « Vincent n’a pas d’écailles » de Thomas Salvador en France, la drague est sympathique, réhabilitée, promue au rang des beaux arts, et, au fond, il faudrait s’en tenir là. La rencontre, c’est encore le plus beau, car elle recèle le trésor de la découverte, des corps, des sens, des âmes.

 

Ensuite, cela se dégrade : le couple s’installe, et s’en prend plein la tête. Obligatoire dans un mode de science fiction pour « The Lobster » de Yorgos lanthimos, incapable de se retrouver et de se réparer, après la catastrophe, avec « Phoenix » de Christian Petzold en Allemagne, dans l’avenir comme dans le passé, le couple tourne mal. Dans le présent, c’est encore pire : « Snow therapy » de Ruben Ostlund lui règle un compte définitif. Même quand il est perdu, il est obsédant : la mort ne protège pas de la névrose, au Japon « Vers l’autre rive » de Kyoshi Kurosawa ; la séparation ne fait qu’envenimer les regrets et la crise d’identité, en Chine (« Au-delà des montagnes » de Jia Zhangke). En plus, loin de créer un environnement aimant, il est anxiogène pour les enfants, à cause de secrets et mystères qui remontent inexorablement à la surface, dans les familles américaines moyennes comme dans « Les secrets des autres » de Patrick Wang ou dans les familles bourgeoises déchirées en France de « Trois souvenirs de ma jeunesse » d’Arnaud Desplechin.

 

La difficulté d’élever ses enfants a parcouru tout le cinéma l’année dernière : parents totalement absents, ombres parmi les ombres, écartés de la vie de leurs enfants adolescents dans les banlieues américaines de « It follows » de David Mitchell, vaines tentatives d’élargir le cercle familial par-dessus les barrières sociales en Colombie (« Gente de bien » de Franco Lolli), mères en difficulté face à leurs filles, mais luttant pour leur bien, et se battant pour maintenir les liens (« Fatima » de Philippe Faucon, « A peine, j’ouvre les yeux » de Leyla Bouzid, « Une seconde mère » d’Anna Muylaert), toutes les dimensions ou presque ont été visitées par un cinéma en crises de nerfs familiales. Même si chaque homme reste un petit garçon éploré (« Mia madre » de Nanni Moretti), tout n’est pas si simple et les modèles ne sont pas unidimensionnels.

 

Et tout n’est pas si négatif, non plus. Y compris du côté des pères, qui portent tant bien que mal de petites communautés familiales, dans « Les merveilles » de Marai Alexandra Lungu en Italie ou « Back home » du norvégien Joachim Trier. La solidarité tisse des liens qui deviennent plus puissant que tout, entre vraies sœurs (« Mustang » de Deniz Gamze Ergüven) ou sœurs d’adoption et de cœur (« Much loved » de nabil Ayouch). Et toute famille séparée, recomposée, éloignée, n’est pas vouée à la mésentente et aux tensions, comme en témoigne le formidable « Notre petite sœur » du Japonais Kore-Eda, hymne à l’ouverture, l’apprentissage et la tendresse. Même dans l’éprouvant « Le fils de Saul »,de Laszlo Nemes, le héros finit par s’inventer un fils pour rester homme et se grandir, au-dessus de tous les salauds.

 

Finalement, c’est l’amitié qui construit de superbes familles, celles que nous nous choisissons : l’immeuble d’ « Asphalte » de Samuel Benchetrit qui offre asile et couscous à un cosmonaute américain, et fraternité pour tous, la bande de potes décousue, bordélique, et tolérante, dans « Je suis mort mais j’ai des amis » de Guillaume Malandrin, les clients politisés et remplis d’espoirs du « Taxi Téhéran » de Jafar Panahi, les réseaux d’amitié et de solidarité salués sur trois films des « Mille et une nuits » de Miguel Gomes au Portugal : le cinéma a taillé quelques échappées belles dans un ciel gris.

 

Toutes les communautés ne sont pourtant pas positives, et le cinéma nous invite à la réflexion entre habitus familial, milieu d’origine, contrôle social imposé et désir d’autonomie, liberté individuelle, volonté d’émancipation : « The other side » de Roberto Minervini ou « les chansons que mes frères m’ont apprises » de Chloé Zhao dénoncent, mais avec subtilité, sans lourdeur, ce que pèse un environnement déglingué, sans tomber dans un déterminisme dérisoire ou sociologisant au mauvais sens du terme (les individus sont constamment face à leurs choix dans un univers contraint et restreint). Sur un mode léger, « Dear white people » de Justin Simien jouait sur le politiquement correct et la question raciale dans les universités américaines, en évitant tous les pièges, car les poncifs et clichés étaient constamment tournés en dérision, et traités dans ce qu’ils avaient de vrais et de faux dans le même mouvement.

 

Ce qui est épatant avec les classements, c’est qu’ils n’ont aucun sens : la réalité y résiste, et cela permet de relativiser. Où placer « Cimetery of Splendour » d’Apichatpong Weerasethakul, le plus beau film de l’année ? Nulle part, et c’est très bien comme cela : là-aussi, des soldats s’endorment (tiens, tiens) ; les lieux impriment leurs marques indélébiles ; les traces du passé ressurgissent en souvenirs instables, voire inventés… Ce qui fait un grand film, c’est cette impression qu’il synthétise, agrège, recompose des fragrances impalpables que nous croyions suspendus dans l’air. Alors, vive le cinéma en 2016 : il y aura d’autres faux thèmes transversaux, et des ovnis hors des constellations d’étoiles, formées de liens subjectifs !

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